Peut-être […] que j’espérais me trouver moi-même. C’est une expression intéressante […] qui trahit le soupçon entêtant que quelque chose a été égaré. Je pense maintenant que si j’avais eu la moindre idée que le moi que je trouverais se révèlerait n’être que ce moi que j’avais passé tant de temps à fuir, je serais resté chez moi.
James Baldwin, in La Chambre de Giovanni, 1956
Le Moi réel sous le tapis
La tristesse, l’agressivité, le mal-être, se sentir perdu… n’ont pas forcément d’explication rationnelle, en tout cas consciente. Se défendre contre sa nature réelle peut suffire ! Des mécanismes de défense que vous avez élaborés, enfant, peuvent subsister à l’âge adulte alors même que la situation ne le nécessite plus. Plus ils sont lourds, plus ils sont sources de tensions. Pour les libérer, il vous faut vous reconnecter à ce qu’Arthur Janov a théorisé comme le « Moi réel ». Car il n’a pas disparu : il est juste caché « sous le tapis ». Georges Romey explore, dans son ouvrage « Rêver pour Renaître », les méthodes possibles pour se reconnecter à soi, dont celle du rêve éveillé libre. Il met en évidence la mécanique de « franchissement de seuil ».
Se construire en Moi irréel
Durant l’enfance, nous nous adaptons à notre environnement, à ce qu’on attend de nous ou à ce que nous croyons qu’on attend de nous. Et, dans certaines circonstances, à ce qui est ou que nous ressentons comme dangereux. Nous masquons progressivement ce que nous sommes : nous refoulons une partie de nos aspirations. Pour ce faire, nous mettons en place un système de défenses. Notre partie visible en est constituée. C’est ce qu’Arthur Janov nomme le « Moi irréel ». Nous nous sommes séparés de la partie masquée qu’est le Moi réel. Nous sommes en quelque sorte écartelés !
Derrière la cloison
Cette partie qu’est le Moi réel ne s’exprime pas. Ce sont des sentiments interdits, des souffrances, de la frustration : tout ce qui n’a pu être exprimé. Si les tensions engendrées sont pesantes, la bonne nouvelle c’est que nous ne nous en débarrassons pas : notre Moi réel reste caché mais ne disparaît pas. Nous le mettons de côté, de manière symbolique, sous le tapis ou « derrière la cloison », selon l’expression d’Arthur Janov. Que l’enfant érige pour y cacher son Moi réel.
La sécurité aliénante
Ce refoulement a initialement une finalité positive, puisqu’il s’agit de vous protéger, quand une partie de vous se sent menacée. Mais, avec le temps, ces mécanismes peuvent perdurer alors que les circonstances ont changé. Et que vous pourriez vous en passer. Ils vous empêchent même de voir que ça serait mieux sans ! Imaginez que vous ayez vécu au fin fond de la forêt lors d’une guerre et que vous y restiez toute votre vie, sans savoir que la guerre est finie… Parce que vous craignez de sortir de cette forêt. Alors que le danger n’existe plus, vous conservez votre mode de fonctionnement acquis dans l’enfance.
Une lutte interne éprouvante
Vous continuez de lutter, grâce à vos mécanismes de défense que vous pratiquez depuis longtemps, que vous connaissez bien, que vous « maîtrisez ». Et plus votre Moi irréel s’est éloigné de votre Moi réel, plus ils sont pesants. Votre Moi réel a peur d’être récupéré par les défenses à l’extérieur et votre moi irréel craint de se perdre face à l’intrusion de ces sentiments réels. Vous avez peur de sortir de la forêt et de ce que vous y trouverez. Et votre Moi irréel craint que vous vous perdiez, à l’extérieur de la forêt. C’est la peur qui engendre la défense. L’humain préfère naturellement la permanence de la situation, même si elle est inadaptée, plutôt que de faire face à l’imprévisible…
Image par Phillip Gorbachev de Pixabay

Cesser son combat intérieur
Le décalage entre Moi irréel et Moi réel empêche d’avoir une vie, a minima, complètement libre. Et, parce que ces protections génèrent des névroses, elles peuvent créer une surtension qui conduit au surmenage et à la situation dépressive. Carl Rogers juge que pour approcher une vie épanouissante, il faut être capable d’éprouver un sentiment, de l’accepter dans le champ de conscience, et de communiquer. Et, pour réhabiliter les sentiments de l’enfant qu’il a mis de côté car jugés incorrects, il faut accepter ses ressentis, les reconnaître. Or le Moi irréel ne peut le plus souvent le permettre. Donc, pour vivre mieux, une personne doit retrouver son Moi réel et réunir ses parties séparées en franchissant la cloison qui les sépare…
Accéder à son Moi séparé
C’est pour libérer le Moi réel derrière la cloison qu’Arthur Janov a créé la méthode du « Cri Primal ». Elle permet de se reconnecter à Soi tel qu’à la naissance. La psychanalyse, quant à elle, réunit certaines des conditions qui conduisent à l’établissement des connexions avec le Moi réel, mais pas toutes. Enfin, le rêve éveillé, parce qu’il va fouiller au tréfonds de votre inconscient et parce qu’il ne veut que votre bien, va naturellement souhaiter votre réunification. Et si les sentiments réprouvés sont suffisamment traumatisants, le travail se fera progressivement au rythme supportable par votre inconscient. De surcroît, en rêve éveillé, l’imaginaire permet d’éprouver un sentiment, de le reconnaître et communiquer sur ce ressenti.
La cloison dans l’imaginaire
Georges Romey a théorisé le concept de franchissement de seuil qui représente le mécanisme de reconnexion à son Moi séparé. Il se révèle souvent dans les rêves, par l’approche d’une cloison qui peut dévoiler « l’autre côté » par transparence et qui disparaît miraculeusement. L’expression utilisée par Arthur Janov prend alors tout son sens… Cette théorie du franchissement est le prolongement de la symbolique de passage de seuil étudiée par C. G. Jung auparavant. Ce mouvement de l’imaginaire vous permet de retrouver qui vous êtes vraiment. Cela ne se fait pas en une seule fois, mais par de nombreux franchissements se rapportant à diverses problématiques. Comme un barrage qui se fissurerait et libérerait progressivement de plus en plus de flots d’eau. Si besoin, vous aurez au préalable, travaillé, dans une cure à accepter l’imprévisible et à rechercher le naturel.
Les voies naturelles
Georges Romey explique les méthodes qui, si elles n’y mènent pas automatiquement, sont des voies naturelles possibles pour accéder à son Moi réel. En amour tout d’abord, car il oblige à mourir d’une partie de soi pour renaître à une forme élargie. Mais aussi si l’on cherche chez l’autre une résonance de ce qui est caché chez soi. En revanche, pas si l’on est attiré par ce qui ressemble à son moi irréel. La création artistique a la même opportunité et les mêmes limites. Et, si elle n’atteint pas forcément la réunification, elle réduit l’angoisse et met en mouvement le processus. Enfin, les rêves nocturnes, qui ne sont pas contrôlés par la conscience, peuvent libérer les contenus interdits et créer des « déchirures » dans le système de protection. Si c’est le cas, la nuit aura porté conseil ! La dépression est une autre voie d’accès à son Moi réel, car elle peut obliger à prendre de la distance avec le moi irréel et à évoluer. Mais elle est plus dangereuse…